source: Le monde
Syndicalistes et juristes constatent une pénalisation de l'action militante
28.Aug.02 - Le mouvement Attac lance une campagne pour dénoncer une augmentation des poursuites dont les actions menées contre le groupe No Border sont la dernière illustration. Pour les spécialistes, cette évolution, qui date d'une dizaine d'années, pourrait s'accélérer avec le discours de fermeté actuel.
Les démêlés avec la justice des militants antimondialisation de No Border témoignent-ils d'un durcissement de l'arsenal judiciaire à l'encontre du "mouvement social"? Augurent-ils une volonté accrue de pénaliser l'action militante ? Nombre de responsables syndicaux et associatifs le pensent, comme l'atteste le lancement, à partir de l'Association pour une taxation des transactions financières pour l'aide aux citoyens (Attac), d'un "mouvement d'opinion" en faveur des militants poursuivis en justice.
Cette initiative n'est certes pas étrangère à l'intégration récente de José Bové dans le collège des fondateurs d'Attac.
Le porte-parole de la Confédération paysanne, libéré le 1er août de la prison de Villeneuve-lès-Maguelone (Hérault), après avoir purgé les quarante-quatre jours de détention que lui a valus l'action conduite, en août 1999, contre le McDonald's de Millau (Aveyron), assume la "légitimité de la transgression de la loi en état de nécessité". Il est déterminé à ne pas laisser "museler le mouvement social". José Bové lui-même, d'ailleurs, devra de nouveau se présenter, le 17 septembre, devant le tribunal de Foix (Ariège) en compagnie de huit autres prévenus pour le fauchage d'une parcelle de colza transgénique, en avril 2001.
Les prises de position en demi-teinte de certaines personnalités d'Attac sur les poursuites engagées aussi bien contre des manifestants anti-OGM que contre des militants antimondialisation, notamment après le sommet de Gênes, en juillet 2001, avaient suscité des critiques au sein même du mouvement. Attac, cette fois, rejoint donc le front de ceux qui s'inquiètent des menaces que fait peser sur les libertés publiques l'"amalgame entre lutte syndicale et délits de droit commun", comme le dénonçaient déjà de nombreux responsables syndicaux et politiques, après la condamnation, le 25 juillet, du secrétaire général de l'union locale CGT de Cherbourg (Manche).
Alain Hébert était poursuivi pour avoir "frappé un gendarme", le 26 juin, lors d'une manifestation contre la fermeture de l'hôpital de la ville. Bien que récusant cette accusation, le dirigeant syndical s'est vu condamner à six mois de prison, dont un ferme. Son comité de soutien, dans lequel figurent, notamment, Olivier Besancenot (LCR), Marie-George Buffet (PCF), Harlem Désir (PS) ou Arlette Laguiller (LO), s'était lui aussi prononcé contre la "criminalisation" de l'action militante.
Volonté d'"intimidation"
Le cas d'Alain Hébert n'est pas isolé : vingt salariés du groupe Pinault-Printemps-La Redoute (PPR), parmi lesquels dix-sept de la Fnac et trois de La Redoute, ont reçu, durant le mois de juillet, leur citation à comparaître, le 9 septembre, devant le tribunal correctionnel de Paris. Les faits remontent au printemps, lorsqu'un mouvement de grève sur les salaires et les inégalités sociales a agité, plusieurs semaines durant, les magasins de la Fnac. Les vingt salariés convoqués, dont des délégués de SUD et de la CGT, sont poursuivis pour avoir fait partie des manifestants qui avaient pénétré, le 19 mars, à l'intérieur du siège de PPR pour exiger la réouverture de négociations. Outre l'accusation d'"intrusion dans des locaux privés", certains d'entre eux se voient aussi reprocher la "destruction de biens". Pour Gaëlle Créac'h, déléguée SUD de Fnac Paris, également visée par ces poursuites, il ne s'agit de rien d'autre que d'une volonté d'"intimidation". Un appel de soutien vient d'être mis en circulation.
Du côté des principales confédérations syndicales, toutefois, on se garde pour l'heure de porter un jugement hâtif sur un alourdissement de la répression antisyndicale. "Celle-ci n'est pas un phénomène nouveau", fait-on remarquer à la CGT, qui, sans remonter aux "dix de Renault", dont, pendant les années 1980, la CGT et le PCF avaient fait un symbole, rappelle le cas de Michel Beurier. Le secrétaire départemental de la CGT du Puy-de-Dôme avait été condamné à deux mois de prison avec sursis, en mars 1999, peine confirmée en appel, pour son implication dans une bousculade qui s'était produite lors de la comparution d'un jeune sans-papiers devant le tribunal administratif. La CFDT estime, quant à elle, que ces procédures s'inscrivent dans un processus de "judiciarisation croissante de la vie sociale".
La tendance à la pénalisation de l'action militante daterait du début des années 1990, "même si le thème est de plus en plus développé", estime René Mouriaux, directeur de recherche au CNRS. Selon Laurent Guilloteau, membre d'Agir ensemble contre le chômage (AC !), le tournant aurait eu lieu avec l'émergence de nouvelles formes de mobilisation sociale : mouvement des sans-papiers, des chômeurs, des antimondialisation. "Le gouvernement a choisi la voie de la facilité, affirme M. Guilloteau, la répression."
Ainsi, à l'issue d'une action militante, la procédure judiciaire devient quasi systématique. Elle intervient en général après l'intervention policière, "venant même la justifier", selon M. Guilloteau. Les policiers interpellent, placent en détention provisoire pour "outrage et rébellion", "entrave à la circulation", "vol de documents administratifs", ou "destruction de récolte en réunion", et les comparutions immédiates s'enchaînent, "à l'instar de ce qui s'est passé à Strasbourg dans le cas des No Border". La plainte avec constitution de partie civile est de plus en plus fréquente et "le juge a tendance à croire la parole du policier contre celle du manifestant", souligne M. Guilloteau.
"Discours sécuritaire"
Même tendance au sein de l'entreprise. Les premiers visés sont les délégués syndicaux, qui deviennent "la cible de menaces de représailles de la part de leurs patrons", explique Me Roger Koskas, spécialiste du droit social. Les employeurs utilisent les accusations de "diffamation" ou d'"injure", "y compris pour des propos tenus à huis clos", précise Me Koskas.
Selon Me Arnaud Lyon-Caen, avocat à la Cour de cassation, "le discours sécuritaire actuel, avec ce qu'il implique d'arrière-pensées, ne peut qu'entraîner une pénalisation accrue des mouvements sociaux". M. Mouriaux explique ainsi que " la culture du soupçon, la conception de l'ordre et le climat actuel un peu vichyste" lui font craindre un raidissement du gouvernement, ajoutant que "sous couvert d'autorité de l'Etat, on développe une propension à trouver des coupables et à traiter les problèmes sociaux à travers la poursuite".
Anne-Françoise Hivert et Patrick Roger