source: Le Monde
Carnet de route - A Strasbourg, l'expérimentation mouvementée de la cité idéale
29.Jul.02 - "Il pleuvait, il y avait de la boue partout. Pourtant, tous, nous montions le camp en souriant. C'était formidable" : Manuel, jeune Espagnol de 25 ans vivant en Allemagne, parle avec émotion de l'installation du camp No Border sur le parc du Rhin, dans la banlieue de Strasbourg. Un campement qui a rassemblé, du 19 au 28 juillet, environ 2 000 jeunes de moins de 30 nte ans dans leur immense majorité, originaires d'une vingtaine de pays. "Le réseau No Border, peut-on lire sur www.mondedemerde.com, un des nombreux sites alternatifs, regroupe depuis 1998 des associations, groupes et collectifs qui refusent et se battent contre les expulsions et les régimes d'apartheid qui touchent les immigrés." "Le camp, c'est aussi une belle expérimentation pour créer une société idéale, où nous tentons notamment d'abolir les rapports marchands", explique François, Parisien de 30 ans. Ainsi, les prix des repas sont "suggérés" et la somme à acquitter au départ - 20 euros par personne - simplement "conseillée". Une exception : au bout de quelques jours, le prix des bouteilles d'alcool n'était plus libre. "Certains exagéraient", commente Manuel. "La consommation d'alcool ou de drogues reste libre, mais la vente de ces produits ne saurait être tolérée sur le campement", pouvait-on pourtant lire dans Le Guide-manuel de géopolitique interbarriale, un document expliquant les principes de vie dans les barrios, nom donné, en référence à l'expérience argentine, aux différents quartiers du camp.
Tous les matins, chaque barrio élit ses représentants pour l'assemblée de coordination "interbarriette". En cas de conflit, "pour ne pas recréer une force de police ou de gros-bras", chacun peut faire appel à "Bertha", un groupe de médiateurs. Les "Bertha" n'ont pas eu beaucoup à intervenir sauf pour calmer quelques jeunes Strasbourgeois, confondant le camp avec un quelconque loft, et voulant entrer dans le café non mixte réservé aux femmes. Quant aux relations avec "la presse bourgeoise", "un espace clairement circonscrit" avait été prévu à l'entrée du camp "pour l'accueil des médias conventionnels". Pas question, donc, pour ces pauvres "conventionnels", de s'aventurer dans le camp. A partir de jeudi, ils seront en revanche activement sollicités pour témoigner sur les affrontements avec les forces de l'ordre.
Ceux-ci n'ont pas tardé. Chaque jour des actions avaient été prévues en dehors du camp pour sensibiliser la population de Strasbourg. "Caravane des banlieues" dans un quartier sensible, manifestation devant la Cour européenne des droits de l'homme, projection du film Dupont la Joie. Avec plus ou moins de succès. Mais, dès lundi, certains groupes saccagent les halls de plusieurs hôtels du groupe Accor, accusé de collaborer à la rétention et à l'expulsion des réfugiés. Mercredi après-midi, l'affrontement avec les forces de l'ordre sera violent. "Au camp l'ambiance a changé, reconnaît Manuel, la nuit de mercredi à jeudi a été particulièrement angoissante. Des amis sont partis, pour marquer leur désaccord. Nous avions aussi peur d'une intervention massive de la police." La préfecture prend, mercredi soir, un arrêté interdisant toute manifestation. Les participants vont alors jouer au chat et à la souris avec les forces de l'ordre. En mimant, par exemple, devant des gendarmes circonspects, la connexion de leur ordinateur avec le Système d'information Schengen (SIS), qui regroupe des données communes aux différentes polices européennes. Ou en organisant un concert de tambourins en pleine braderie strasbourgeoise. Au total, sept militants seront jugés et l'un d'entre eux a été maintenu en prison jusqu'à son procès, le 21 août.
Si les No Border ne veulent pas, par solidarité, "stigmatiser" les plus violents d'entre eux, certaines de ces actions ont malgré tout pesé sur la vie du camp. "Les discussions ont pourtant été intéressantes, estime un militant, nous ne cherchons pas forcément à trouver un programme commun, mais, dans un respect mutuel, à essayer de comprendre et d'exposer nos expériences propres." Et de participer à un étrange tour d'Europe de ces alternatifs d'un nouveau genre. Des Italiens, très marqués par la polarisation de la société entre pro et anti-Berlusconi, aux Français, davantage concernés par "la politique coloniale menée en banlieue" en passant par les Allemands qui se battent en premier lieu contre "le racisme au quotidien" dans leur pays. Quant aux Grecs, ils font un peu figure d'archéos avec "leurs schémas marxistes".
Dimanche, les No Border ont quitté le camp après l'avoir soigneusement démonté. Partis, avec leur générosité et leur exagération, leur utopie et leur violence.
José-Alain Fralon